dimanche 6 juillet 2014

L'Atlantique nord ou comment passer du stade de voyageur des mers à celui d'humble marin

C'est 1670 miles qui nous attendent pour rejoindre les Acores, cet archipel d'îles perdu au large du Portugal. Cette distance n'est pas la plus grande que nous ayons faite (Cap-Vert / Brésil et Brésil / Martinique étaient tous deux plus longs) mais cette fois-ci, point d'Alizé avec ses vents constants (du moins en direction), les latitudes sont plus nord, et c'est avec des vents d'est chargés de dépressions que nous devrons jouer pour faire route.
Le temps est également plus frais, et l'étude rapide des cartes nous montre qu'à certains moments, la côte la pus proche sera celle de Terre Neuve au Canada… Bon va falloir ressortir les affaires chaudes…
Le départ est fixé le 5 juin au matin, la météo pour les 3-4 prochains jours est bonne et après le plein de fuel et d'eau, nous mettons cap à l'Est. L'orthodromie nous fait d'ailleurs faire plutôt du Nord Est du fait que la terre est ronde ; pas de doutes, l'équateur est bien loin dans notre sillage.

Les premiers jours se déroulent sans encombre. Le doux vent de Sud-Ouest nous pousse sur une mer plate et les automatismes de traversée reviennent peu à peu. On sait que cela ne va pas durer car les fichiers GRIBS nous prédisent une première dépression vers le quatrième jour. Perturbation qui nous rattrapera dans la nuit en s'annonçant par un vent forcissant jusqu'à une trentaine de noeuds de Sud Ouest (front chaud). La mer reste belle et grâce à la pleine lune, on profite de ces moments magiques où le bateau file sur les flots.
Seulement au petit matin, quand nos fichiers météo nous prédisaient une accalmie pour l'arrivée du front froid, ce ne sont pas moins de 50 noeuds (rafale à 57) qui nous sortent de nos rêveries. Le changement de vent s'est fait brutalement, et c'est sous trinquette seule qu'Avocet continue son chemin dans une mer qui, si elle n'a pas eu le temps de se lever, voit toutes les crêtes des vagues partir à l'horizontale et la surface de l'eau se marbrer d'écume.
Heureusement, les cumulus annonciateurs du ciel de traîne se profilent bien vite à l'horizon avec un retour graduel du vent à la normale.
Pff… ben dis donc, la météo était bien pessimiste sur cette dép'. La prochaine est pour dans 3 jours, espérons qu'elle soit moins violente… Il n'en sera bien sûr rien du tout.
Le temps est maintenant bien frais entre le 38ème et le 39ème parallèle, seulement 300 miles nous séparent de la ligne limite des glaces en juin. Les bonnets, pantalons, collants et polaires sont ressortis de la valise et les quarts de nuit se font à l'intérieur tant le vent nocturne nous gèle tous les membres.
Heureusement, les nuits sont courtes et le soleil qui nous accompagnera la majeure partie de la traversée nous réchauffe bien.
J+8, limite du fichier météo téléchargé en partant des Bermudes. On sait qu'une nouvelle dépression nous rattrape, mais on ignore sa position exacte et sa force. Sans téléphone satellite et n'ayant jamais fait marcher la BLU (radio grandes ondes) pour recevoir les fax météo, on attend en regardant le baromètre que le vent monte.
Vers 3h du matin, au changement de quart, alors que l'on étalait à 7 noeuds au portant sous foc & trinquette, le vent se met à monter du Sud-Ouest. 25, 30 puis 35 noeuds… Ok ca y est, on est dedans, c'est le front chaud qui nous rattrape. Ciel couvert et mer qui monte, c'est reparti pour 24 heures rock'n roll le temps que cette perturbation nous dépasse. Comme la précédente, le changement de Sud-Ouest à Ouest-Nors-Ouest (front chaud - front froid) se fait au petit matin, seulement plus graduellement et sans dépasser les 35 noeuds. Au portant, avec trinquette et yankee roulé deux ris, Avocet descend les vagues de 2-3 mètres à 8-10 noeuds et on se dit qu'on n'a plus qu'à attendre que le ciel chargé de cumulus ne calme Eole pour renvoyer de la toile. 6h-8h-10h-Midi… hum, bizarre, malgré le beau temps de traîne, le vent ne semble pas mollir, et maintenant, c'est une houle de 4-5 mètres qui nous accompagne. Déjà plus de 9h à la barre à dévaler des collines (le pilote n'est pas à son plus fort tout schuss dans les vagues). Faudrait pas que ça dure trop, on ferait bien un petit somme quand même…
Et puis là, loin de se calmer, le vent remonte - On apprendra par la suite par des amis passés plus au nord ou plus au sud qu'on s'est retrouvé pile dans la queue de la dépression, prenant le courant d'air en plein.
A 14h, le vent est remonté à 45-50 noeuds et c'est maintenant une mer grosse (environ 8 mètres de creux… ça commence à faire) que nous avons à gérer. Entre deux vagues, notre horizon se limite à la crête de devant blanche d'écume et celle de derrière, d'une verticalité inquiétante, sur le point de déferler. Les vagues nous rattrapent vite et font lever la poupe d'Avocet vers le ciel avant de nous faire dévaler des pentes abruptes à plus de 12 noeuds alors que nous n'avons plus que la trinquette (plus petite voile d'Avocet) à poste. 
Moments magiques autant que terrifiants tant l'on se sent petit face à la nature qui se fâche. Le point d'orgue fut sûrement sur la crête de cette vague, alors qu'Avocet prenait un angle inquiétant vers le creux de la vague de devant et qu'un requin passa en ondulant tranquillement à quelques mètres de notre étrave avant de disparaître dans les flots. Moment surréel s'il en faut…
Fort heureusement, malgré sa force, comme toutes les autres dépressions à ces latitudes, celle-ci ne nous fit pas subir son courroux plus de 24h, et c'est un peu hébété - comme hagard sur un ring après que la cloche ait sonné la fin du round - que l'on vit le vent puis la mer se calmer dans la soirée. Quelle expérience… difficilement transcriptible par des mots, elle nous laisse des souvenirs marqués au fer rouge. Cette mer qui jusqu'à maintenant nous avait permis de voyager, avec certes quelques inconforts passagés mais toujours en sécurité, nous a montré un autre visage ; celui dur, ou elle se fâche et nous rappelle que l'on est bien peu de chose face aux éléments quand ils se déchaînent.
Jean-Francois Deniau écrivait dans La mer est ronde : " Quand on a accompli quelque chose d'heureux en mer, c'est d'abord parce qu'on a évité de faire ce qu'il ne fallait pas faire. C'est ensuite parce qu'on a fait ce qu'il fallait faire. C'est enfin parce que la mer l'a permis."
Cette fois, elle aura permis à Avocet de passer. D'autres auront été moins heureux cette saison comme nous l'apprendrons plus tard.

Corinne à la barre

Après cette expérience marquante, le reste de la croisière se passa sans encombre, et les vents molliront en s'approchant de l'anticyclone des Açores si bien qu'on finira même par allumer le moteur sur une mer d'huile. Quel contraste avec les moments vécus quelques jours en arrière…
Onzième jour de traversée, au petit matin, la côte de l'île de Florès se profile à l'horizon et c'est accompagné par un banc de dauphins et des centaines de pétrels que nous ferons notre atterrissage au soleil levant.

On y est presque

Avant-gout des paysages azoriens

Au mouillage à Lajes


OK : Atlantique nord… Check !!!

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